L'hypothèse cybernétique (Tiqqun)

Tiqqun n°2, « Zone d’opacité offensive » (2001), reproduit dans "Tout a failli, vive le communisme !" (2019)

Texte intégral

Le libéralisme n’est plus désormais qu’une justification rémanente, l’alibi du crime quotidien perpétré par la cybernétique.

L’hypothèse cybernétique répond par conséquent, dans les sciences naturelles comme dans les sciences sociales, à un désir d’ordre et de certitude. Agencement le plus efficace d’une constellation de réactions animées par un désir actif de totalité – et pas seulement par une nostalgie de celle-ci comme dans les différentes variantes de romantisme – l’hypothèse cybernétique est parente des idéologies totalitaires comme de tous les holismes, mystiques, solidaristes comme chez Durkheim, fonctionnalistes ou bien marxistes, dont elle ne fait que prendre la relève.

C’est désormais un ensemble de dispositifs qui a pour ambition de prendre en charge la totalité de l’existence et de l’existant.

En 1953, lorsqu’il publie "The Nerves of Government" en pleine période de développement de l’hypothèse cybernétique dans les sciences naturelles, Karl Deutsch, un universitaire américain en sciences sociales, prend au sérieux les possibilités politiques de la cybernétique. Il recommande d’abandonner les vieilles conceptions souverainistes du pouvoir qui ont fait trop longtemps l’essence de la politique. Gouverner, ce sera inventer une coordination rationnelle des flux d’informations et de décisions qui circulent dans le corps social. Trois conditions y pourvoiront, dit-il : installer un ensemble de capteurs pour ne perdre aucune information en provenance des « sujets » ; traiter les informations par corrélation et association ; se situer à proximité de chaque communauté vivante. La modernisation cybernétique du pouvoir et des formes périmées d’autorité sociale s’annonce donc comme production visible de la « main invisible » d’Adam Smith qui servait jusqu’alors de clef de voûte mystique à l’expérimentation libérale.

À cet égard, personne sans doute, mieux que l’« automate » Abraham Moles, son idéologue français le plus zélé, n’a su exprimer cette pulsion de meurtre sans partage qui anime la cybernétique : « On conçoit qu’une société globale, un État, puissent se trouver régulés de telle sorte qu’ils soient protégés contre tous les accidents du devenir : tels qu’en eux-mêmes l’éternité les change. C’est l’idéal d’une société stable traduit par des mécanismes sociaux objectivement contrôlables. » La cybernétique est la guerre livrée à tout ce qui vit et à tout ce qui dure.

Car si l’ON a parlé de « système », entre cybernéticiens, c’est par comparaison avec le système nerveux, et si l’ON parle aujourd’hui dans les sciences cognitives de « réseau », c’est au réseau neuronal que l’ON songe. La cybernétique est l’assimilation de la totalité des phénomènes existants à ceux du cerveau.

Il n’est pas besoin d’être prophète pour reconnaître que les sciences modernes, dans leur travail d’installation, ne vont pas tarder à être déterminées et pilotées par la nouvelle science de base, la cybernétique. Cette science correspond à la détermination de l’homme comme être dont l’essence est l’activité en milieu social. Elle est en effet la théorie qui a pour objet la prise en main de la planification possible et de l’organisation du travail humain.

- Martin Heidegger, "La fin de la philosophie et la tâche de la pensée", 1966

Les techniques d’intermédiation marchande et financière ont été automatisées. Internet permet simultanément de connaître les préférences du consommateur et de les conditionner par la publicité. À un autre niveau, toute l’information sur les comportements des agents économiques circule sous forme de titres pris en charge par les marchés financiers. Chaque acteur de la valorisation capitaliste est le support de boucles de rétroaction quasi permanentes, en temps réel. Sur les marchés réels comme sur les marchés virtuels, chaque transaction donne lieu désormais à une circulation d’informations sur les sujets et les objets de l’échange qui dépasse la seule fixation du prix, devenue secondaire. (...) L’information est devenue la richesse à extraire et à accumuler, transformant le capitalisme en auxiliaire de la cybernétique.

L’horizon commun de ces dispositifs est celui d’une transparence totale, d’une correspondance absolue de la carte et du territoire, d’une volonté de savoir à un tel degré d’accumulation qu’elle devient volonté de pouvoir. Une des avancées de la cybernétique a consisté à clôturer les systèmes de surveillance et de suivi en s’assurant que les surveillants et les suiveurs soient à leur tour surveillés et/ou suivis, et ce au gré d’une socialisation du contrôle qui est la marque de la prétendue « société de l’information ». (...) Il n’y a donc rien d’étonnant à voir le développement du capitalisme cybernétique s’accompagner d’un développement de toutes les formes de répression, d’un hyper-sécuritarisme.

Il faut comprendre l’idéal de démocratie directe, de démocratie participative comme désir d’une expropriation générale par le système cybernétique de toute l’information contenue dans ses parties. (...) Nous ne voulons pas plus de transparence ou plus de démocratie. Il y en a bien assez.

On ne peut décider que le rôle principal du savoir est d’être un élément indispensable du fonctionnement de la société et agir en conséquence à son endroit que si l’on a décidé que celle-ci est une grande machine. Inversement, on ne peut compter avec sa fonction critique et songer à en orienter le développement et la diffusion dans ce sens que si l’on a décidé qu’elle ne fait pas un tout intégré et qu’elle reste hantée par un principe de contestation.

- Lyotard (probablement "La Condition postmoderne", 1979)

Dans ce communisme-là, s’émerveillent-ils (Hart et Negri), ON ne partagera pas les richesses mais les informations et tout le monde sera à la fois producteur et consommateur. Chacun deviendra son « automedia » ! Le communisme sera un communisme de robots !

S’attaquer à l’hypothèse cybernétique, il faut le répéter, ce n’est pas la critiquer et lui opposer une vision concurrente du monde social mais expérimenter à côté d’elle, effectuer d’autres protocoles, les créer de toutes pièces et en jouir.

(TODO : parties VIII et suivantes )

L'article mentionne :

  • Herbert Simon et le General Problem Solver (indiqué comme étant créé en 1972, bien que la première version remonterait à 1958)
  • Gregory Bateson et les conférences Macy (évoquées également dans Das Netz)
  • James Beniger et "The Control Revolution" ("les premiers problèmes de contrôle ont surgi quand eurent lieu les premières collisions entre trains")
  • le rapport Meadows (évoqué par Curtis)
  • les émeutes anti-G8 de Gênes en 2001
  • brèves mentions de Ted Kaczynski, Castoriadis (le general intellect) et Illich (la réappropriation) qu'on retrouve dans Laïnae et Alep