Félix Tréguer

Membre fondateur de la Quadrature du net
Auteur de "Contre-histoire d'Internet"

  • "La défense du projet émancipateur lié à Internet a échoué" (interview dans Socialter, 18 octobre 2019)

    Quand j'ai rejoint l’association de défense des libertés numérique la Quadrature du Net, l’idée qu’Internet était impossible à réguler était encore très forte. On pensait que ces projets répressifs, attentatoire aux libertés publiques, étaient frappés du sceau de l'irréalisme technique.

On supprime des contrats aidés, et le soutien à des associations qui faisait de la médiation numérique, mais Google se voit dérouler le tapis rouge par des mairies, pour faire de la formation numérique gratuite dans les centres. Google est invité à donner des formations numériques dans des universités ou Facebook forme des demandeurs d'emploi au maniement d'outils numériques. Tout ça correspond à un schéma néolibéral assez classique de privatisation de certaines politiques publiques, de certains services publics ou de certains biens communs qui sont dans l'air du temps — pourtant il était possible de faire des choix différents.

Mais je me demande : même si Internet a contribué à transformer un peu les rapports de force, par exemple autour de la question féministe ou des questions de race et de racisme aux États-Unis en Europe, est-ce que ces progrès n’auraient pas été possibles sans cet outil médiatique ? Les mouvements sociaux n’ont pas attendu Internet pour trouver des façons d’être efficaces. Je ne crois pas qu’on ait besoin d’Internet comme technologie pour faire advenir l'émancipation et avancer dans vers l'idéal démocratique.

J’étais récemment à une rencontre du Ministère de l’Intérieur sur la reconnaissance faciale et c’est le discours que nous avons tenu avec un collègue : nous affirmons notre refus de cette technologie, nous ne croyons pas qu’on arrivera à aménager le droit de la technologie pour limiter leurs effets néfastes. Il va falloir réinvestir une forme de critique de la technologie plus radicale et élaborer des répertoires d'actions qui permettent de concrétiser et de matérialiser ce refus.

  • La (belle) et (terrifiante) «Contre-Histoire d’Internet» (émission sur Au poste, 15 octobre 2023)

    Dans ces temps politiques relativement sombres, un des trucs un peu réconfortants que m'apporte le recul historique, c'est justement de voir à quel point les idées infusent sur le temps long. (...) moi ça me réconforte, parce qu'en fait tu te rends compte à travers l'histoire du côté assez contingent et fragile de l'ordre social, et comment il peut être très vite retourné. L'espèce de réaction néofasciste à laquelle on assiste aujourd'hui a été relativement rapide et violente, mais peut-être pourrait-elle être aussi rapide à défaire .

La CNIL a été créée il y a quarante ans pour empêcher l'avènement d'une société de surveillance numérique, manifestement elle a échoué, ses pouvoirs ont été rognés au fil du temps, bref : elle n'est pas du tout à la hauteur des enjeux, et je pense que c'était dès le départ assez irraisonnable de penser que que la CNIL pouvait effectivement être une solution au problème des dangers politiques de l'informatique. Mais c'est comme à la fois sur le plan juridique, sur le plan de la décentralisation, ou le fait de mettre en avant les logiciels libres comme solution automatique, ou la cryptographie comme les des outils et des stratégies pour subvertir le contrôle des états sur sur les moyens communication, en fait ces choses-là ne marchent pas. (...) On sait qu'à chaque fois les garde-fous qu'on met dans la loi ils ne sont pas appliqués en fait ; on sait que les autorités de régulation sont généralement très très faibles et peu puissantes. Et donc, face à ce constat de notre incapacité collective à maîtriser la trajectoire de l'informatique, face au constat d'une informatique qui est toujours plus, comme le disait le CLODO, au service des flics et des patrons (...) là, à ce stade, ce qu'on a de mieux à faire c'est d'appuyer sur la touche pause et de dire stop, on ne va pas avaler les prochaines d'innovation que que les GAFAM vous nous ont inventer, on ne va pas croire que la solution concoctée par la Commission européenne pour réguler l'intelligence artificielle sera effectivement efficace pour préserver les valeurs des droits humains que l'Union européenne est censé servir, on voit bien l'entourloupe, et on dit non. Et on en vient à une posture que je qualifierais d'abolitionniste vis-à-vis de cette fuite en avant, de cette technologie de contrôle.