Benjamin Bayart

Souveraineté vs IA & GAFAM : Reprendre le pouvoir (Parti de Gauche)

Tu vois ce que c'est l'Huma, le journal de Jean Jaurès ? C'est quoi le sous-titre ? "L'organe central du Parti Communiste". [...] Le directeur de l'Huma et le patron de l'imprimerie, ils n'étaient pas le geek qu'on laisse sagement dans son placard dans le parti de Jaurès. L'Huma, c'est l'organe central du parti. Et donc, le fait de comprendre ce métier de la presse et ce métier de l'écriture et ce métier de comment on fait du récit commun, qui était l'élément euh central de la vie politique fin XIXe-début XXe... Euh, ce n'était pas du tout un petit sujet annexe au fait, on a un journal. Tu vois ? C'était un élément central et c'était un élément de culture politique commune. Et je suis sûr que quand Jaurès terminait de boucler son papier, son édito, je ne sais pas quoi, pour l'Huma, il allait corriger au marbre et donc il voyait très bien comment bossaient les ouvriers imprimeurs et il y a moyen qu'il devait connaître un peu le métier. [...] Mais tu vois, je ne suis pas sûr que les ténors du parti ou que les têtes pensantes aient une idée réelle de "OK, comment ça tourne, ça ? Comment c'est fait ? C'est quoi ?" Tu vois, s'ils comprennent aussi bien ce que c'est qu'un programme Python que Jaurès comprenait ce que c'était qu'une composition au plomb, on est au bon niveau. Mais je pense que ce n'est pas le cas. Et là, il y a un trou. Parce qu'en fait, tu ne peux pas réfléchir à un monde que tu ne comprends pas. Et je ne te dis pas "il est impératif d'être informaticien pour comprendre le monde". Mais bon, dans un monde où l'informatique prend autant de place, si tu n'es pas complètement neu-neu face à ce que c'est qu'un ordinateur... et en fait, si tu as déchiré ce petit voile qui sépare les utilisateurs des faiseurs. Et là, il y a un passage là qui est intéressant, où tu t'appropries l'objet. Je mange des carottes depuis très longtemps, ce n'est pas la même chose que de savoir en faire pousser.

Tu ne peux pas éduquer les gamins sans tenir compte du fait qu'on est dans un univers numérique. Et je ne dis pas forcément les former à l'informatique, ce n'est pas mon propos. Mais tu dois les former à un monde dans lequel il y a des ordinateurs partout. [...] Par exemple, tu as appris à écrire à l'école. On t'a appris à écrire pour que la maîtresse lise. C'est ça qu'on t'apprend quand tu es à la petite école. Or, quand tu es sur les réseaux sociaux, il faut que tu apprennes à écrire pour être lu en public. Ce n'est pas du tout la même chose. Les poilus de la guerre de 14, on leur avait à peine appris à écrire, mais un peu. Et du coup, quand ils étaient dans les tranchées, ils pouvaient écrire à leur famille. On ne leur avait pas du tout appris à écrire pour être publié. Ce n'est pas la même écriture, ce n'est pas la même façon de s'exprimer, ce n'est pas la... ce n'est pas la même violence dans le retour.

Tu as un morceau sur cette espèce d'envie puérile d'avoir un Google européen. Ça, c'est une bêtise. C'était intéressant d'avoir un Airbus européen, tu vois ? [...] Ça, c'est relativement vrai pour construire des avions. Ça ne marche pas du tout pour les GAFAM. En particulier, je pense que le meilleur moyen pour expliquer le problème, c'est de partir du cas d'Elon Musk. [...] Et donc, pour moi, la grande question d'un Google européen est une très mauvaise question parce que le problème, ce n'est pas Musk, c'est la structure même de Twitter. [...] typiquement, pour moi, la réponse à Twitter, ce n'est pas Bluesky, c'est Mastodon, qui est un autre modèle de réseau social [...]. Et donc, tu vois, cet espèce de fantasme de "on voudrait un Google européen" ou "on voudrait un Facebook européen" ou machin, je le trouve très malsain. Parce qu'en fait, on va reproduire... si c'est le même modèle, on va reproduire... simplement, au lieu d'être aux mains des actionnaires de Google, le machin sera aux mains de Bolloré, Lagardère, Dassault, je ne sais pas quel milliardaire. Est-ce que ce milliardaire-là, ou les actionnaires d'un bidule boursier en consortium bidule, est-ce qu'ils sont mieux que les actionnaires américains ? Je ne suis pas bien convaincu. Ils obéiront plus au gouvernement français, ça c'est sûr. Du coup, quand Bardella sera élu, il aura un bon point pour taper sur toute la société française et avoir les bons relais. Donc je ne suis pas sûr que ce soit un cadeau à lui faire. [...] Mais donc, tu as des endroits où OK, il faut des géants parce que la mise de fonds est en milliards. [...]  Donc on sait le faire. Mais il y a besoin. Et à ces endroits-là, sur certains morceaux, sur certaines technos, il y a justification qu'il existe un ou plusieurs géants. Tu vois, si on veut faire du semi-conducteur un peu sérieux de haut niveau en Europe – il y a déjà du semi-conducteur en Europe, mais pas beaucoup.

– [...] tu as un problème structurel sur ta société. Et en fait, le problème structurel, il existe pour une raison. Pourquoi Twitter existe ? Parce que c'est pratique, ça permet de communiquer, ça permet de partager, ça permet de s'exprimer, ça permet de se battre, se foutre sur la gueule. Donc il y a une raison pour que ça existe. Or, le truc est fondamentalement toxique. Donc de mon point de vue, on devrait apprendre à s'en passer, même si c'est pénible. Ça a un coût de s'en passer, parce que je perds l'avantage que j'avais. Mais c'est exactement le même jeu sur l'esclavage. Pourquoi on avait des esclaves ? Pas juste parce qu'on est très, très méchants et qu'on veut absolument fouetter des noirs. C'est parce que c'est vachement pratique d'avoir des travailleurs gratos quand tu es entrepreneur et que tu as besoin de récolter du coton ou de faire tourner ton usine ou que sais-je. Et te mettre à salarier tous tes ouvriers alors que ton concurrent, il les fouette, bah forcément, tu es moins compétitif. Du coup, renoncer aux esclaves dans un contexte où tu es le seul à y renoncer, tu perds en compétitivité. Puis en plus, tu vas passer pour un con auprès de tous tes collègues. Ça, dans les dîners en ville, on va se foutre de ta gueule. Mais c'est bien le même problème en fait.
– Donc pour toi Twitter, on le quitte ?
– Est-ce que tu refuses... tu vois, tu as une facilité apportée par un outil, mais l'outil est toxique. Et c'est une drogue. Tu es accro à la facilité qu'il t'apporte, mais il est toxique. Ce n'est pas facile d'arrêter.
– Ça reste quand même des canaux de communication.
– Moi qui fume depuis 30 ans et qui n'arrête pas alors que ça me rend très malade, je ne vais pas blâmer les gens qui ont du mal à arrêter, hein. Mais voilà, le truc est toxique, pour toi et pour la société. 

En fait, pour développer le numérique en Europe, il y a besoin de piloter la commande publique pour permettre le développement de nos industriels, faire des choix de systèmes sans point central, interconnectés et interopérables, ce qui, l'air de rien, suppose des logiciels libres. Parce qu'en fait, à partir du moment où tu as un système qui est interconnecté et interopérable, ça veut dire que la norme d'interconnexion est publique et que donc il peut exister des logiciels propriétaires qui la réalisent. Mais puisque la norme est publique, elle sera aussi réalisée par des logiciels libres. Et en fait, cette norme d'interconnexion est en elle-même un bien commun.

Les plus jeunes qui font de l'informatique, je leur dis d'aller faire de la politique. D'aller faire de la sociologie, d'aller lire un peu d'anthropologie et d'aller, du coup, s'intéresser à de la politique. Parce que bah, quand tu t'intéresses à comment fonctionne la société des hommes, tu fais de la politique de fait. [...] Tu ne peux pas faire de la politique si tu n'as pas compris un petit peu les rapports de domination, les trucs comme ça. Bon, ben, de la même manière, tu ne peux pas comprendre comment fonctionne le monde si tu n'as pas compris un petit minimum de comment fonctionnent les ordinateurs. C'est comme ça, parce que le monde est fait avec les ordinateurs de nos jours.