Contre l'alternumérisme (Laïnae & Alep)

Julia Laïnae et Nicolas Alep (2020)

Cf. Alternumérisme

Quatrième de couverture :

Ils réaffirment une position encore insoutenable pour bon nombre de nos contemporains : défendre la vie sur Terre et la liberté humaine implique nécessairement de désinformatiser le monde.

Avant-propos à la deuxième édition (2023) :

Il n'y a pas non plus de grand plan secret, ourdi par les cybernéticiens des années 1950, mais des effets de système, dans le prolongement de ceux qu'on observe depuis le début de la (première !) révolution industrielle.

Nous sommes réduits à n'être qu'une itération de base de données pour les États, un profil de consommateur pour les Gafam et les supplétifs de la machine pour nos employeurs.

En amont de l'algorithme, il y a l'organisation "scientifique" du travail. Lorsqu'un emploi est détruit et remplacé par un programme, c'est que celui-ci avait déjà été dégradé, normalisé, rationalisé. (...) S'il est possible de remplacer des journalistes par une intelligence artificielle, ce n'est pas seulement le fait de l'évolution technologique, c'est aussi que les conditions d'exercice de ce métier - réécriture de dépêches prémâchées par des agences de presse, obsession du flux et de l'instantanéité - l'ont dégradé jusqu'à créer les conditions de son automatisation.

Le champ « Statut », présent sur n'importe quel formulaire administratif, qu'il soit public ou privé, implique toujours une simplification intolérable de la complexité humaine.


Tout comme la IIIe République avait rendu obligatoire la gymnastique à l'école dans le but de s'assurer un vivier de futurs soldats en pleine forme, l'État forme désormais ses futures troupes pour les guerres numériques - forcément numériques - qui l'opposeront aux autres puissances. On oriente ainsi massivement la jeunesse vers les « filières numériques », sans autre argument que celui de faire correspondre l'offre à la demande sur le « marché de l'emploi ».

À propos de Super Demain :

Le discours des rares intervenants qui ont le titre de "sociologue", voire de "philosophe", se limite à un verbiage arrivant immanquablement aux mêmes conclusions : le numérique crée quelques problèmes, dont nous pouvons pragmatiquement souligner les enjeux, mais comme il est incontournable, nous devons agir en vue d'une numérisation heureuse, se retrouver dans des workshops au sein de tous nos incubateurs, start-up et associations respectifs, trouver des alternatives, et ainsi maîtriser la révolution numérique pour la rendre plus éthique et plus humaine.

À propos de Bernard Stiegler ("filousophe") :

Penser l'Anthropocène n'est donc pour lui nullement synonyme de réfléchir à ce qu'exige en pratique l'arrêt du désastre écologique et social. Ses ambitions paraissent alors profondément absurdes et hypocrites : se réapproprier l'usage des dispositifs numériques en bout de chaîne ne change rien à l'ensemble du système technicien. Les technologies numériques ne sont pas réappropriables, car elles sont le fruit d'une société de masse, d'experts, constituée de rapports de domination et d'exploitation, d'infrastructures complexes et gigantesques dont les citoyens ne peuvent qu'être dépossédés: on ne mettra pas des centrales nucléaires en autogestion, de même qu'on n'impliquera pas les citoyens de manière « participative » dans l'exploitation d'une mine au Congo, ou qu'on ne produira pas de manière « écologique » des claviers en plastique, des puces en silicium, des écrans de verre, des milliers et milliers de kilomètres de câbles sous-marins.

La version 6 du protocole IP, par exemple, est un grand compromis entre des intérêts divergents, mais l'évolution la plus notable est qu'elle permet d'assurer l'accès au réseau à des milliards de milliards d'objets connectés supplémentaires - il conviendrait donc de lutter activement contre sa mise en place. (...) Sauf à être expert, motivé, rentier, et à vous condamner à ne plus pouvoir communiquer qu'avec des amis qui vous ressemblent, la réappropriation des protocoles réseau à une échelle conviviale n'est pas envisageable. C'est l'hétéronomie en monde ouvert !

Info
  • Sur la "réappropriation des protocoles", voir le cas de Gemini
  • L'"hétéronomie" semble être une allusion à Castoradis, cité ailleurs dans le livre (cf. plus bas)

"Sur la neutralité du net" :

Nous n'avons pas du tout la même définition, la même idée de la neutralité. (...) Au-delà des problèmes de discrimination des paquets de données, croire qu'Internet puisse être neutre, c'est nier qu'il est un *fait social total, qu'il met en branle la totalité de la société et de ses institutions.

Sur la transparence :

(...) ce ne sont jamais les publications de chiffres qui déclenchent les prises de conscience collectives. Dans la société du spectacle, c'est toujours dans le registre du sensible que cela advient : il aura fallu la photo d'un enfant mort échoué sur une plage pour enflammer (quelques jours) l'opinion publique, les statistiques édifiantes des migrants noyés en Méditerranée n'ont jamais eu cet impact. L'ex-ministre de l'Écologie, François de Rugy, n'a pas été viré sur la base d'une analyse chiffrée et rationnelle de sa politique antiécologique, mais grâce à une photo de homard...

Sur l'open data :

Ce que nous critiquons, ce n'est pas le caractère public ou privé d'une donnée, c'est la pertinence de la « prise de données ».

Sur le RGPD :

Tout d'abord, il faut relativiser l'impact du RGPD, celui-ci ne visant absolument pas à maîtriser le numérique, mais plutôt à mettre en place un cadre législatif propice à son développement. C'est d'ailleurs la CNIL qui le dit (...).
Ceux qui font appel à la régulation d'État sont donc, aux choix, mal intentionnés, gravement naifs, ou les deux à la fois

La possibilité concrète de vivre sans smartphone pourrait progressivement disparaître, quel que soit le degré de marginalité dans lequel on vit.

Malgré toutes les bonnes intentions, régler de manière parcellisée et spécialisée les difficultés est illusoire devant la puissance d'un tel système, dont on ne contrôle rien si on ne contrôle pas tout. (...) Alors que l'alternumérisme s'inscrit dans un courant de réduction des nuisances, nous souhaitons effectivement aller à la racine de ces nuisances, responsables de l'état calamiteux de la vie sur Terre, pour les supprimer. (...) La seule solution est une désescalade technologique, avec des techniques simples et conviviales, ce que, par essence, le numérique ne peut pas être.

Le livre mentionne :

  • Jacques Ellul et le "terrorisme feutré de la technologie"
  • Ivan Illich et le concept de "monopoles radicaux" ("La Convivialité")
  • Cornelius Castoradis, l'hétéronomie et l'autonomie
  • "La liberté dans le coma" (2019) écrit par le Groupe Marcuse, dont fait partie Célia Izoard
  • un papier sur les biais algorithmiques de 2018 par Buolamwini et Gebru
  • Parcoursup (également mentionné dans Algorithmes - Vers un monde manipulé (Dörholt))
  • les radiations "supérieures à Tchernobyl" dans les excavations de terres rares en Mongolie-Intérieure
  • le logiciel libre dans les drones militaires (cf. post-open source)

Le livre est mentionné par Louis Derrac dans "Transformer le numérique : des pistes pour un alternumérisme radical"